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DES HISTOIRES

Du steak haché au beurre rance

Illustration: Sandrine GoallecCapture d’écran 2016-11-04 à 21.22.27.png

 

Léon mit ses pantoufes, prit son journal et s’installa comme à son habitude à la petite table en formica vert passé de la cuisine.
Son verre en piralex – les même que ceux que l’on trouve dans les cantines d ‘école – l’attendait sagement près de sa bouteille de rouge à six francs, toujours la même, toujours aussi mauvais, mais il n’y a pas de petites économies. Quelques pièces de monnaie au coin de la table, et les restes des courses de la journée.
Depuis quarante ans Odette rendait la monnaie sur les cent francs que lui donnait Léon le matin.

Léon se disait que plus le temps passait moins il y avait de monnaie le soir sur le coin de la table.

Au début il soupçonnait Odette, mais il entendit dire partout que « le coup de la vie augmentait » alors il ne soupçonnait plus Odette.
D’ailleurs quand elle avait besoin de quelque chose, elle lui demandait toujours, et puis elle n’avait jamais besoin de rien.

 

Pour Odette la présence de son mari et de son vieux chien lui suffisait.
Ils n’avaient pas d’enfants, un ou deux neveux ou nièces en photo, au dessus de la télévision. Ils ne les avaient pas revus depuis qu’ils étaient enfants, et pourtant ils devaient déjà eux-même en avoir des enfants.
Mais pour Léon et Odette, quelle importance.
Du moment que Leon avait ses charentaises préparées, son journal et son verre de vin.
Du moment qu’Odette préparait le repas de « ses hommes », le monde pouvait bien s’ écrouler, eux ils s’en fichaient.
Odette referma la porte du frigidaire d’où elle venait de sortir du beurre ranci, passa un coup de torchon autour de la poignée pour en faire disparaitre d ‘éventuelles traces de doigts, et mit une noisette de beurre à frire dans la poêle.
Odette gardait toujours le beurre rance pour la cuisson, il n’y a pas de petites économies se disait elle machinalement.
Deux steak hachés auxquels elle a mélangé un peu de persil haché qu’elle fait poussé sur le bord de la fenêtre de la cuisine, et un peu d’ail grossièrement écrasé. Le principal du repas repas du samedi était prêt.

Ce soir ce sera de la soupe avec des croûtons de pain rassis – restes de la semaine – et du yaourt.

Depuis quarante ans Odette et Léon mangeaient le samedi leurs steaks hachés accompagnés de haricots. Cela n’avait jamais changé, sauf une fois où les neveux étaient venus leur rendre une petite visite. On avait fait du rôti, ça avait couté cher. Léon se souvenait encore du prix et pourtant cela remontait à plus de vingt ans.

Ce soir Odette mettra ses bigoudis, il y en a des roses et des bleus, parce que demain c’est dimanche, et même si on ne va pas à la messe, au moins peut- on faire un petit effort ce jour là.

Mais ce soir, Léon regarde son verre de vin, le goutte, et le trouve dégueulasse, oui c’est bien ce mot là qui lui vient à l’esprit « dégueulasse ». Il avale une gorgée avec une moue dégoutée, et repose le verre de vin loin de lui.
Il parcourre le journal et découvre que depuis quarante ans c’est toujours les mêmes histoires de disparition d’enfants, d’accidents de camions et de voitures, de policiers véreux… Et il repose son journal comme si tout d’un coup cette révélation lui faisait prendre conscience que depuis quarante sa vie n’avait pas changé d’un iota -sauf le jour du rôti.

Il vit Odette, affairée dans sa cuisine, son éternel tablier à fleurs maintenant défraichies, noué autour de sa taille rondelette malgré la gaine. Il se dit que cette gaine la faisait ressembler à un gros tube, un boudin défraichi lui aussi. Il l’imagina ce soir, comme elle serait avec ses bigoudis sur la tête, et fut pris d’une curieuse sensation, une envie de rire, mêlée à une forte envie de pleurer.

D’un seul coup l’odeur du beurre rance lui agressa les narines, il se senti étouffer, suffoquer.
D’un seul coup, il comprit qu’il n’avait pas vécu, n’avait rien connu de la vie.
Il se leva comme pour s’enfuir, mais son coeur maltraité par une telle révélation, ne pût tenir le choc. Il s’arrêta plutôt que de choisir de donner un peu plus pour découvrir la vie.

Même pour les coeurs il n’y a pas de petites économies.
Odette entendit la chaise crisser, cru à une impatience stomacale de son mari, et répondit pour se justifier « c’est cuit mon Léon, c’est cuit! ».