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Histoires avec des illustrateurs SCULPTURE

Le train

Je ne suis jamais descendu de mon train, j’y suis né, ma mère y est toujours restée, puis elle est morte.
Un jour elle en est descendue, pour aller faire une course ou je ne sais quoi; quand elle est remontée, elle toussait, tout le temps après elle a toussé.

Je ne me souviens que du sifflement des poumons de ma mère, de ses grandes quintes de toux… Puis elle est morte.

Ici, il fait chaud, bercé par le balancement je m’endors le soir. Je regarde au dehors la grande étendue blanche qui a volé ma mère, et mon hamac se balance d’un coté, puis de l’autre. La machine crachouille puis tousse carrément, je suis là, bien, chaudement rassuré.

Je connais le train par coeur, dans ses moindre recoins. Dans sa gueule béante et rouge, brûlante, ma tête vient chercher la chaleur des braises, et le chaud envahi mon corps tout entier. Je m’éloigne alors puis me rapproche, je sais que cette bouche gourmande réclame sa part. La bête siffle lançant un cri plaintif et orgueilleux dans la nuit, alors seulement je lui lance à grandes pelletées de petites coques noires happées par les rougeoyantes lueurs.

Le monstre se calme, prend de l’entrain. Rempli de force il peut parcourir encore ces deux lignes qui se rejoignent loin devant et qui pourtant resteront toujours séparées.

J’entends les cosaques, ça y est je les vois! Ils galopent torches à la main, et s’enfoncent dans la nuit leurs faisceaux lumineux pointés vers notre avenir incertain. Ça fait un bout de temps que les bolcheviques n’ont pas saboté les rails, il faut rester méfiant. Les deux anges gardiens lumineux ont disparu, je ne vois au loin que des rayons lumineux parcourant la terre, puis se lever vers le ciel comme une prière. Ils sont partis loin devant, ne sont plus que des points.

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Cette fois ce sont les lignes téléphoniques, les fils pendouillants laissent deux poteaux séparés l’un de l’autre désespérément inutiles et ridicules comme deux géants aux longues jambes, face à face, leurs liens brisés. A leurs pieds ce qui reste d’un bolchevique: une grande tâche de sang noir dans la nuit, noir sur cette étendue blanche et meurtrière.

Sa botte est levée vers le ciel et son menton planté dans la neige. Son manteau blanc un peu trop foncé est comme une faute de goût sur cette neige si pure. Cette graine à tuer gît là, vautrée, la moitié d’une patte en l’air, comme si un dieu avait voulu le retenir dans sa course. Je souhaiterait qu’il crève s’il n’était déjà mort. Quand on est homme on garde sa dignité d’humain. On ne vient pas se frotter contre les grandes puissance divines. La tâche blanc sale à disparu, le train a repris sa fuite vers l’avant, plus rapide, plus loin maintenant.

Quand je remonte le long des wagons vers l’extrême limite de la machine, je croise les regards fatigués et hagards de dames reposant sur l’épaule de leurs maris.
Elles ont dû avoir leurs grandes frayeurs, dès qu’un cosaque passe galopant le long de la machine, il faut qu’elles s’affolent, qu’elles s’inventent mille histoires, qu’elles tremblent pour leur vertus et leurs petits porte-monnaie.

Ah! comme j’aimerai voir un jour le Général Markov débouler avec ses acolytes et sa chapka blanche, haute au dessus de sa tête. Les maris consoleraient, joueraient les héros, sortiraient leurs armes. Le personnel tenterait de rassurer, voudraient remettre de l’ordre, et ce serait l’explosion, une énorme explosion gigantesque, un bruit assourdissant.

Le Général Markov serait là quelques mètres plus loin, lançant sa meute pour dépouiller les coffres forts, et certains détrousseraient des dames, ou ce qu’il en reste pour faire quelques cadeaux chez eux s’ils parvenaient à revenir, comme ça pour se sentir des héros. La nuée d’hommes devenus des bêtes sauvages, sourds à tout ordre se lance à la récolte des wagons épars giclés dans la neige. C’est de la

viande pour l’un, pour l’autre des légumes répandus sur la neige dégueulants de la cuisine démantibulée.
Ces tâches de couleur impudiques paraissent exagérément joyeuses sur le manteau blanc de la neige. Pour un autre, c’est cette femme encore vivante qu’il trousse contre son gré.

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Les dernières minutes de sa vie fragile, ténues, décrochées par une explosion, ravivées par la morsure de la neige, et précipitées dans l’horrible obscurité de la souffrance puis de la mort par le glaive juteux d’un bolchévique excité par la haine. C’est peut être comme ça qu’elle morte ma mère…

Mais le train poursuit sa course, sereine et lourde. Les bouleaux blancs, la neige blanche, le ciel qui se voudrait bleu mais qui est blanchit par les nuages. Tout ce blanc m’effraye, ces grandes plaines monotones me lassent, cette Russie sauvage qui se cache sous son grand manteau blanc me provoque, m’exaspère, je la déteste et la désire, je la craint.

Je colle mon oreille contre la vitre, écoute les tressaillements de ma carapace, peu à peu je redeviens moi, et dans ce long câlin, le corps fondu dans la parois je deviens le train, je glisse sur ces rails dans une étreinte sans n. Je laisse couler ma vie, attentif à mes cellules qui se mélangent au métal et qui cisaillent la neige plus fort et plus puissant que n’importe quel Dieu. Je suis cette machine impétueuse, le feu qui brûle en moi dévore l’espace vide, je voudrais hurler comme le loup des steppes, et c’est la machine qui pousse un sifflement strident.

Le train freine, je tombe. Les femmes hurlent. Un trou béant noir devant moi… je crois que c’est une explosion. J’ai froid, je suis dans la neige, c’est la première fois que je suis dans la neige.
Je l’avais toujours cru blanche, mais elle est noire.
Je l’avais toujours cru froide mais elle est brûlante.
Je l’avais cru silencieuse, elle n’est qu’hurlements, cris, plaintes et pleurs.
Son odeur est celle de la poudre, celle de la chair qui brûle.
Le bruit du métal disloqué, celui de mes membres épars.

D’en haut je le vois sous son énorme chapka blanche, il est là mon Général! Il est venu me chercher.

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Je le vois lui et ses sbires comme des hyènes puantes saccager ce qui reste de vie dans mon train, il est majestueux, fort, magnifique.

Je suis haut très haut.
Cette fois je sais que le ciel est bleu,
d’ici il l’est.